VII
Le bourdonnement devenait de plus en plus fort. Elle courait à travers un dédale de motifs dont elle ne trouvait pas l’issue. Des serpents aux yeux d’or sifflaient sur ses talons, et des barbillons affûtés comme des rasoirs se prenaient dans sa robe et ses cheveux. Quelque chose la poursuivait ; elle percevait le martèlement de ses pas contre la terre, sentait son haleine lui caresser la joue. Prenant de la vitesse, la chose marcha sur son ombre puis lui abattit ses griffes dans le dos.
Tessa se réveilla en sursaut.
La porte de sa cellule s’ouvrit brusquement.
La flamme de la chandelle vacilla puis mourut. Elle se retrouvait plongée dans le noir absolu.
Quelque chose pénétra dans la pièce. Tessa le sentit se déverser à l’intérieur, s’approprier l’espace, voler l’air qu’elle avait l’intention de respirer. Une odeur proche de celle des harras, mais différente, plus ancienne, plus forte, plus sanglante, la frappa au visage comme la chaleur d’une fournaise. Les cheveux se dressèrent à la base de son crâne. Elle voulut déglutir mais avait la gorge nouée.
La chose se rapprocha, faisant vibrer les murs avec son poids tandis que sa masse occultait tous les courants d’air. Bien qu’elle se trouve encore à quelques pas, Tessa sentit sa présence peser contre sa peau. Agrippant la couverture comme si celle-ci pouvait la protéger, elle se redressa sur son lit. Elle ne pouvait que reculer. Au premier pas, sa cheville heurta le coin de la cellule.
Des tessons de poterie s’écrasaient comme du sable sous les pieds de la créature, dont l’odeur se renforça. Tessa ne voulait pas inhaler son odeur, mais n’avait pas le choix. Elle se força à ouvrir les lèvres pour respirer par la bouche plutôt que par le nez. Du sang ; un goût de sang tapissa sa langue, tandis qu’un frémissement léger résonnait dans sa gorge. Elle ne pouvait plus bouger.
La chose qui se fondait dans les ténèbres bondit sur Tessa. Un souffle d’air la cingla au visage. Il y eut un scintillement – de dents, d’œil, impossible à dire –, puis la créature s’abattit sur elle. Elle lui enfonça la cage thoracique, chassant l’air de ses poumons. Tessa sentit une griffe humide lui lacérer la joue, des crocs humides s’enfoncer dans la chair de son épaule.
Les larmes lui vinrent aux yeux. Les ténèbres se brouillèrent. Une douleur déchirante se répandit le long de son bras ainsi que dans sa poitrine. Elle n’avait plus assez de souffle pour hurler. Remontant la couverture jusqu’à son visage, elle frappa la créature avec ses poings. Autant cogner sur de la terre battue. Visant plus haut, elle écrasa ses phalanges contre un museau ; la créature desserra les mâchoires et perdit sa prise sur son épaule.
Rejetant la tête en arrière, la créature expira. Son haleine était tiède, douceâtre. Tessa la sentit se condenser sur son visage. Elle empestait le sang, ainsi qu’autre chose – une puanteur de choses anciennes et abominables laissées à pourrir dans la vase.
Tessa n’était pas fâchée qu’il fasse noir. Elle ne tenait pas à voir ce qui se trouvait dans la cellule avec elle. Elle ne voulait même pas savoir ce que c’était.
Un léger grincement d’os l’avertit que la créature armait le bras afin de lui porter un coup. Tessa jeta la couverture en direction du bruit. Ce n’était rien – un mouchoir qu’on agitait devant un taureau furieux –, mais cela lui fit gagner un quart de seconde le temps que la créature la rejette de côté. Tessa bondit vers la fenêtre.
Alors que sa main frôlait sa taille, elle effleura un objet dur – la dague de Ravis. Avant que ses doigts puissent se refermer sur le manche, elle reçut un choc violent à la base du crâne. Ses dents claquèrent ; elle se plia en deux dans l’alcôve de la fenêtre, et son front s’écrasa contre le volet. Tout se brouilla dans sa tête. Tessa sentit ses jambes se dérober sous elle, pendant que son corps glissait vers le sol. Des griffes lui entaillèrent le dos.
La cellule se mit à tourner. Tessa ne parvenait plus à réfléchir ni à bouger. Des points lumineux traversaient sa vision, laissant des traînées blanches dans leur sillage.
Dans cette obscurité tourbillonnante faite de coups et de griffures, Tessa prit conscience du sifflement qui résonnait à ses oreilles. Ce bruit aigu s’était déclenché insidieusement au début de la tempête, accompagnant sa chevauchée le long de la chaussée avant de s’infiltrer dans ses rêves, se renforçant à chaque battement de cœur.
Il l’empêchait d’oublier qui elle était.
S’obligeant à se concentrer, Tessa banda ses muscles et s’efforça de se rouler en boule sur le bord de la fenêtre. Elle avait du mal à bouger car ses membres étaient gourds et une substance poisseuse collait à sa peau. Étonnamment, elle n’éprouvait aucune douleur.
La créature lui lacérait le dos et les épaules, déchirant sa robe en lambeaux, cherchant à lui planter ses crocs dans les muscles. Tessa la sentit peser contre elle de tout son poids, en lui écrasant les côtes et les poumons. L’odeur de sang était suffocante.
Le sifflement vrillait les tempes de Tessa, la forçant à respirer, à remuer, à penser. Un léger mouvement du bras droit ramena sa main au contact de la dague de Ravis. La poignée semblait trop grande sous sa paume. Elle mit une éternité à la dégainer, et la trouva plus lourde que dans son souvenir ; difficile à manier. Alors qu’elle dirigeait la lame vers la créature, celle-ci lui asséna un coup à la tempe d’un revers de main. Tessa fut projetée sur le côté. L’obscurité fut brièvement remplacée par un éclair blanc, puis elle se cogna la hanche et le buste contre le sol.
Ça, se dit Tessa lentement, soigneusement, comme un ivrogne débite des rimes, c’était une grosse erreur. Le coup ne fit que renforcer son sifflement d’oreilles ; elle ne risquait plus de s’évanouir avec un fracas pareil sous son crâne.
À plat ventre sur les dalles, dague en main, la lame parallèle au corps, Tessa attendit que la créature se penche sur elle. Un liquide chaud s’écoulait sur sa joue. Sa pommette gauche la lançait, elle avait les poumons en feu mais ses idées étaient parfaitement claires. Un deux trois quatre cinq six sept huit neuf, souffla-t-elle. Un deux trois quatre...
La créature bondit. Tessa perçut de nouveau un déplacement d’air, tandis que des griffes s’enfonçaient dans son cuir chevelu. Un souffle baveux haleta juste au-dessus de sa tête. Il ne lui en fallait pas plus pour savoir où frapper. Tessa se retourna vivement et darda sa lame en direction de la mâchoire et du museau de la créature.
Un hurlement étranglé retentit. La créature battit en retraite.
Un liquide chaud gicla au visage de Tessa. Se remettant sur ses pieds teint bien que mal, elle s’essuya avec ce qui restait de sa manche. Ses jambes ne lui obéissaient plus et, au premier pas qu’elle fit, ses genoux se dérobèrent sous elle. Elle dut s’appuyer contre l’alcôve pour rester debout.
Jetant un coup d’œil dans les ténèbres vers l’autre bout de la pièce, elle tâcha de se rappeler l’emplacement exact de la porte. La créature lui bloquait la sortie. Entendant un sifflement de rage et sentant l’air claquer comme sous un coup de fouet, Tessa retint son souffle. Une vague de nausée monta en elle. La créature se préparait à bondir de nouveau. Jamais elle ne réussirait à atteindre la porte.
Alors qu’elle modifiait sa prise sur la dague de Ravis, pour se préparer à se défendre avec en la tenant comme une épée, elle accrocha un objet métallique du bout de la lame. Le fermoir du volet. Son bourdonnement d’oreilles prit une tonalité plus aiguë. La fenêtre. La créature était trop grande pour passer par la fenêtre.
Mais pas elle.
Au moment où cette idée prenait forme dans sa tête, la créature s’élança sur elle. Tessa frappa le fermoir à l’aveuglette. D’une main tremblante, elle enfonça la lame dans le métal. Le fil mordit, une étincelle jaillit, puis la créature la tira en arrière par les cheveux. Tessa entendit craquer ses vertèbres mais parvint à ne pas lâcher sa dague. Désespérément, elle releva l’arme et la plongea dans le bois.
Le fermoir céda. Les volets s’ouvrirent en grand. Un vent violent s’engouffra dans la pièce. Tessa perçut une odeur d’iode, d’algues et de sable. Une rafale de pluie la cingla au visage. On n’y voyait pas plus clair pour autant ; il faisait aussi noir dehors qu’à l’intérieur.
La chose, la créature qui empestait le sang frais et la terre ancienne, enfonça ses crocs dans le biceps de Tessa. Cette dernière pivota et poignarda les ténèbres au-dessus de l’endroit où elle avait mal. La créature desserra brièvement les mâchoires, ce dont Tessa profita pour libérer son bras. Se hissant dans l’alcôve avec la main gauche, elle frappa dans le vide derrière elle. L’ouverture de la fenêtre était à peine plus large que ses épaules, et elle dut forcer le passage. Le sang l’aida ; chaud et glissant, il lubrifiait sa peau et lui permit de se faufiler à l’extérieur.
Tandis qu’elle se poussait sur la corniche, Tessa sentit quelque chose de pointu lui transpercer le mollet droit – la créature l’avait mordue directement à travers le cuir de sa botte. Au bord de l’hystérie, elle se dégagea brutalement. La peau se fendit, une douleur irradia le long de sa jambe et son pied glissa hors de sa botte.
Déséquilibrée, Tessa bascula de la corniche. Elle essaya de se raccrocher au mur, mais trop tard, et dégringola dans les ténèbres en contrebas.
Elle atterrit dans une flaque d’eau salée. Son corps la faisait souffrir en mille points différents. Des galets et des pierres lisses s’étalaient sous elle. Son bourdonnement d’oreilles résonnait sous son crâne comme un puissant son de cloche ; il eut tôt fait de lui éclaircir les idées.
Un fracas de bois retentit au-dessus d’elle. Quand elle leva la tête pour voir de quoi il retournait, ses griffures au dos s’ouvrirent tout grand. Ses yeux s’emplirent de larmes. Le vent et l’eau salée lui volaient dans la figure. Elle distinguait à peine les contours de l’abbaye.
Elle reçut quelque chose dans les cheveux. En passant les doigts sur son crâne chevelu, elle en ramena un éclat de bois. Son estomac se contracta en une masse solide. La créature était en train d’arracher le montant de la fenêtre. Elle avait l’intention de la poursuivre. Se relevant précipitamment à quatre pattes, Tessa fouilla l’eau à la recherche de la dague de Ravis. Hélas, ses doigts ne palpèrent que la surface lisse des galets roulés par la mer. Elle avait dû perdre son arme dans sa chute.
La créature émit une sorte de sifflement rauque. Suivit un nouveau craquement de bois, puis la chute d’un objet massif dans l’eau près de la main de Tessa. Le cadre de la fenêtre commençait à se disloquer.
Renonçant à trouver sa dague, Tessa pataugea dans la flaque en s’efforçant de convaincre ses jambes de supporter son poids. Les muscles de ses cuisses tremblaient. Ce qui restait de sa robe pendait sur son dos comme un rideau mouillé. Il était difficile de s’orienter dans le noir ; l’eau entravait ses mouvements, et le vent la cinglait de tous côtés. Plaquant une main contre le mur de l’abbaye, elle se remit sur ses pieds. De l’eau clapotait dans sa botte. Tessa envisagea brièvement de la retirer, mais elle doutait d’en avoir la force.
Avec un sourire maussade, trop lasse pour songer à quoi que ce soit hormis s’enfuir, Tessa se repoussa loin du mur comme une embarcation quitte le quai. Son corps lui paraissait étrange, lourd, lent à réagir. Sans le bourdonnement qui grinçait à ses oreilles, elle avait le sentiment que son cerveau lui aurait donné la même impression.
Sa progression fut pénible. Le sol sous sa fenêtre se réduisait à un amas de galets instables. Les pierres mordaient la plante de son pied nu, la faisant grimacer à chaque pas. Du sang s’écoulait de sa morsure au mollet et, chaque fois qu’elle transférait son poids vers l’avant, elle devait lutter contre le tremblement de ses genoux.
Elle vit devant elle une ligne grise barrer la double obscurité de la tempête et de la nuit. Était-ce la mer ou le rivage, elle n’aurait su le dire. Plissant les paupières sous la pluie et les embruns, elle s’efforça de distinguer plus de détails : la masse sombre des terres, les lumières de Port-Glas, les formes anguleuses des maisons. En vain.
D’autres galets crissèrent dans son dos. Le vent lui apporta des relents de sang.
Tessa ferma les yeux. Son nœud à l’estomac se resserra encore, réduisant les muscles de son ventre à une mince bande frémissante. Sa fatigue était telle qu’elle en avait la nausée. Elle n’avait qu’une envie, s’allonger sur la plage de galets et se laisser glisser dans le sommeil, ou l’inconscience, selon ce qui surviendrait en premier ; peu lui importait. Cependant, le son aigu, perçant, métallique qui vibrait à ses oreilles le lui interdisait. Il lui rappelait que la créature qui venait de déchiqueter un montant de fenêtre pour l’atteindre la réduirait en charpie à l’instant où elle s’arrêterait pour reprendre son souffle.
Tessa se remplit les poumons et s’élança au pas de course. Elle avait vécu trop longtemps avec son acouphène pour ne pas l’écouter quand il lui parlait.
Elle courut, courut et courut encore. Le cœur battant, les poumons en feu, elle se dirigea face au vent. Le sol se modifia graduellement sous ses pieds. Les galets se firent plus petits, plus lisses, moins nombreux, puis cédèrent la place au sable. Tessa trébuchait dans des flaques grouillantes de crabes, piétinait des traînées d’algues flasques qui s’écrasaient sous ses talons avec un bruit mouillé.
La pluie s’abattait par à-coups brusques et imprévisibles. Aux courtes accalmies de quelques secondes succédaient de violentes averses de pluie et d’embruns. Des grains de sable soufflés par le vent s’engouffraient dans la bouche de Tessa, se logeaient entre ses dents où ils formaient une croûte salée, granuleuse sous la langue. Ses yeux la piquaient si fort qu’elle courait paupières closes. On n’y voyait rien dans l’obscurité de la tempête, de toute façon.
Les bruits de pas lourds et durs gagnaient du terrain. Tessa sentait dans son dos l’élan de la créature, comme une force palpable ; il la poussait de l’avant, la faisait avancer vaille que vaille, s’enfoncer toujours plus dans le tunnel noir de la nuit. Elle ne réfléchissait pas. Toute son énergie lui servait à respirer et à courir.
Son grondement d’oreilles se fit plus fort. Avant peu, il masquait le bruit du vent et de la tempête. Elle entendait le sang pomper derrière ses tempes, le sable crisser sous ses pieds, et guère plus. Après un moment les pas de la créature parurent s’amenuiser dans le lointain. Tessa refusa de se fier à ses sens, cependant, et poursuivit sa course folle. Le bourdonnement signifiait un danger, et plus il se renforçait, plus le danger était grand.
Le sable qu’elle foulait se fit plus humide. De larges canaux commencèrent à s’ouvrir dans la plage, tandis que de vastes bancs de sable se changeaient en boue. Craignant de s’être égarée, Tessa corrigea sa course dans l’espoir de s’éloigner des canaux inondés.
Quelques secondes plus tard, elle en rencontrait davantage.
De minces rouleaux d’eau glacée se répandaient sur le sable. Tessa sentit l’eau mousser sous son pied nu. Une brusque saute de vent brisa une vague contre sa cheville. Le grondement était si fort dans ses oreilles qu’elle ne s’entendait même plus respirer. Une deuxième vague suivit la première, et cette fois-ci, elle n’eut pas besoin du vent pour lui recouvrir le pied ; elle se déroula sur le sable en souplesse, dans un air quasi immobile. Trente secondes plus tard, une autre vague l’atteignait du côté opposé. L’eau s’éleva jusqu’à ses mollets.
Tessa s’immobilisa. Son cœur et ses poumons parurent s’effondrer sur eux-mêmes, laissant un creux douloureux au fond de sa gorge.
La marée était en train de monter.
Frottant ses paupières encroûtées de sable et de sel, Tessa tâcha de respirer un grand coup. Elle n’y réussit pas. Deux vagues la frappèrent aux mollets de part et d’autre. Avant que l’eau ne puisse se retirer, une troisième l’atteignait aux genoux. Le sol perdait sa fermeté sous ses pieds ; il se transformait en une bouillie de sable en liquéfaction rapide. Tessa sentit sa botte s’enfoncer. Prise de panique, elle s’efforça de la dégager, mais le sable collait au cuir, refusant de lâcher prise. Faisant passer son poids sur l’autre pied, Tessa s’arracha à sa botte.
Une succession de vagues la heurtèrent tandis qu’elle plantait son pied libéré dans le sable. L’eau se retira à peine cette fois, mais continua plutôt à monter régulièrement le long de sa jambe. L’ourlet de sa robe flottait en corolle autour de ses mollets.
Chassant les derniers grains de sel de ses yeux, Tessa scruta les ténèbres. Des lignes brisées grises sortaient de l’ombre en se déroulant vers elle. Ces rouleaux, qui parvenaient, d’une manière ou d’une autre, à capter et à réfléchir d’infimes traces de la clarté lunaire filtrée par les nuages, s’élevaient et retombaient dans le lointain à perte de vue. Elle se retourna face à l’abbaye. Seulement, elle n’était pas certaine de regarder dans la bonne direction, car la vue se résumait partout à un même rideau noir, sans la moindre rupture hormis les vagues poussées par la marée qui venaient recouvrir le sable.
Tessa pressa les lèvres, très fort, pour étouffer un cri. Toutes les lumières s’éteignaient dans l’abbaye après la huitième heure ; elle ne pourrait se guider sur rien pour revenir sur ses pas.
Une violente bourrasque souleva les eaux jusqu’à mi-cuisse. Sous la surface, ondulant comme un bout de corde secoué aux deux extrémités, un courant commençait à se former. Tessa pouvait le sentir tirer sur ses chevilles, faire osciller son poids de part et d’autre.
Reste calme, se répéta-t-elle. Reste calme.
Un filet d’eau salée s’insinua dans sa bouche, déposant un peu de sable sur sa langue. Depuis qu’elle avait cessé de courir, son bourdonnement d’oreilles semblait se résorber. Elle devait réfléchir. Réfléchir.
Bien plantée sur ses pieds, Tessa pivota vers sa première direction. En fouillant la nuit, elle se rendit compte qu’elle n’avait aucun moyen de savoir si Port-Glas se tenait vraiment devant. Dans la folie du moment, elle avait couru au hasard. Elle ne savait même pas de quel côté de l’abbaye se trouvait sa cellule : sa fenêtre faisait peut-être face à la mer.
Tessa pressa les mains contre ses tempes douloureuses. Elle n’avait pas d’autre choix que de tenter de regagner l’abbaye.
Calculant soigneusement sa rotation, en essayant de se rappeler l’angle exact dont elle avait modifié sa course tantôt, Tessa se retourna une fois de plus. L’eau lui parvenait largement au-dessus du genou désormais, et son jupon traînait derrière elle, rendant plus difficile de s’arracher aux vagues. Autant le retirer. Elle se pencha, empoigna l’étoffe et tira d’un coup sec. Les griffes de la créature avaient réduit sa robe en lambeaux, et une large bande d’étoffe se déchira. Tant mieux, songea Tessa en la froissant entre ses mains, car Ravis n’était plus avec elle pour la taillader avec sa dague.
Lançant son jupon dans l’eau, Tessa lutta contre la tentation de se recroqueviller en petite boule vaincue. Un tendon se mit à palpiter dans son cou. Ravis... Pourquoi n’avait-il pas tenté de la prévenir, elle, dans l’auberge ? Pourquoi avait-il fallu que sa première pensée soit pour Violante ?
Une vague se brisa contre sa hanche. L’écume l’éclaboussa jusqu’à sa joue. Sous la surface, des courants froids et rapides s’entrecroisaient. Tessa grelotta. Elle n’aurait plus pied bien longtemps ; elle devait absolument retrouver le chemin de l’abbaye.
Penser à Ravis, aspirer à une chose qu’elle n’obtiendrait jamais, revenait à gaspiller son énergie. Elle ne pouvait se permettre de se laisser distraire. Elle devait rester forte, concentrée : davantage comme l’ancienne Tessa McCamfrey. Se préoccuper avant tout d’elle-même.
Le vent soufflait en travers sur la marée montante, ridant les vagues et projetant des embruns dans ses plaies. Alors qu’elle se penchait contre le vent pour conserver l’équilibre, les pensées de Tessa se portèrent vers Emith et sa mère : ils allaient s’en vouloir s’il lui arrivait quoi que ce soit. Elle secoua la tête avec violence ; son cœur se serrait quand elle songeait à la souffrance qu’ils éprouveraient.
Son sifflement d’oreilles changea de tonalité, devenant plus doux mais aussi plus grave, plus urgent ; le temps pressait.
Scrutant l’obscurité, Tessa chercha un signe susceptible de lui indiquer la direction de l’abbaye. Le ciel et l’horizon étaient d’un noir parfait. La seule variation de lumière provenait de la crête des vagues, qui dégageaient une luisance grisâtre en roulant sur le sable. Tessa resta un moment à les observer, à étudier les formes qu’elles dessinaient avant de retomber dans la houle.
Alors qu’elle regardait les crêtes scintiller puis s’éteindre, quelque chose se mit en place dans son esprit. Des formes et des lignes retinrent son regard. Des reflets lumineux disparaissaient, remplacés par d’autres quelques secondes plus tard. Son cuir chevelu se resserra lentement, tandis que ses cheveux se hérissaient. Un motif se lisait dans les vagues.
À l’endroit où les rouleaux se croisaient, où la mer se refermait de part et d’autre sur la chaussée, une spirale grossière s’était formée. En s’entrechoquant, les vagues se repoussaient dans la houle avant de repartir de l’avant et de mourir sur leur lancée. Le milieu de la chaussée se couvrait ainsi d’un entrelacs de vaguelettes grises et scintillantes. En le suivant des yeux dans les ténèbres, Tessa découvrit une ligne lumineuse conduisant droit jusqu’à l’abbaye.
La poitrine douloureuse à force de respirer trop fort, l’esprit occupé par l’image des gens et des endroits qui lui manquaient, Tessa fit un premier pas en direction de l’île Ointe. Arrachant ses pieds à la boue, elle se fraya un chemin dans les courants contraires et les tourbillons d’écume pour venir se placer au centre de la houle. Le motif la ramènerait à bon port.
Chaque pas était une lutte contre le courant et la marée montante. L’eau était plus froide que l’air et, alors que le niveau atteignait sa taille, Tessa sentit un froid glacial s’insinuer dans ses os. Elle était si fatiguée. Toute l’énergie qui lui restait – le peu qu’elle parvenait à tirer de ses muscles, de ses poumons et de son cœur – lui servait à progresser contre les courants contraires. Le regard fixé droit devant sur le motif ondoyant, répétitif des vagues, Tessa laissa vagabonder son esprit.
Elle s’inquiéta pour la mère Emith, ses jambes, sa santé, ainsi que pour Emith et leur sécurité à tous deux ; elle songeait à la douleur qu’ils connaîtraient si elle devait ne pas revenir. Elle s’efforça de ne pas penser à Ravis, mais ses idées s’engourdissaient au même titre que son corps et elle avait de plus en plus de mal à changer de sujet, tout comme il devenait de plus en plus pénible de mettre un pied devant l’autre.
L’eau montait. Le vent tomba. La pluie continuait à tomber, de plus en plus fine. Le corps de Tessa se refroidissait si lentement qu’elle en avait à peine conscience. Ses membres se firent lourds, liquides comme de l’eau, et elle perdit toute sensation dans les pieds. Son acouphène paraissait si lointain désormais... ce n’était plus vraiment un sifflement, d’ailleurs, plutôt un bourdonnement léger, presque hypnotique. Le motif continuait à scintiller sous ses yeux, lui indiquant la voie.
Le temps que l’eau lui arrive à hauteur d’épaule, Tessa ne parvenait plus à garder les pieds sur le fond. Écartant les bras en surface, elle s’appliqua à conserver la tête hors de l’eau. Nager était hors de question : elle n’avait pas la force de lutter contre les vagues.
Une eau amère, salée, lui entrait dans la bouche. Un froid intense lui bloquait la poitrine, et elle ne parvenait à prendre que de brèves respirations. Le courant la ballottait d’avant en arrière comme si elle n’avait pas plus de poids et de substance que les algues qui s’enroulaient autour de ses chevilles et de ses poignets. La crête grise des vagues était son seul repère. Flotter ainsi dans les ténèbres lui donnait l’impression d’être nulle part. Elle se retrouvait complètement et totalement seule.
Tessa étreignait la mer comme s’il s’agissait d’une chose vivante, qui respirait. L’eau ne lui paraissait plus froide : elle avait exactement la même température que son corps, et sa pression contre sa poitrine avait quelque chose de réconfortant. Dans la nuit noire et infinie, c’était tout ce qui lui restait.
Emith et sa mère lui manquaient, ainsi que leur cuisine chaleureuse à la lumière dorée. Ravis lui manquait, avec sa voix douce et railleuse.
Trop épuisée pour continuer à relever le menton, Tessa appuya sa tête en arrière contre la surface et laissa le mouvement des vagues lui soutenir le cou. Lentement, contre sa volonté et en dépit de tous ses efforts, ses paupières commencèrent à se fermer. Son sifflement d’oreilles se réduisit à un bourdonnement de moustique, tandis que la mer la berçait. Étrangement, elle ressentait moins le froid que le vide intérieur qui l’habitait.
« Gerta. Gerta, je t’en prie, je t’en prie, réveille-toi. » Angeline avait trop peur de faire du mal à sa suivante pour la secouer, elle se contenta donc de lui presser le bras. Boule de Neige émit un petit gémissement plaintif depuis sa position au pied du lit. Angeline voyait bien qu’il avait envie de sauter sur le lit et de lécher le visage de Gerta, mais son remords de bon à rien l’en empêchait.
Boule de Neige désolé d’avoir manqué de courage.
Angeline lui adressa un petit sourire soulagé. Elle ne regrettait pas du tout le manque de courage de son petit chien. Izgard était courageux. Gerta était courageuse. Être courageux signifiait soit que vous maltraitiez les autres, soit que l’on vous maltraitait. Angeline n’aurait pas pu supporter que l’on maltraite Boule de Neige. Elle se pencha pour lui ébouriffer le poil sous le menton. Boule de Neige fut si heureux d’être caressé que sa queue se mit à marteler le sol deux fois plus vite.
Bon à rien de chien. Bon à rien de chien.
« Je sais, Boule de Neige, murmura Angeline, très doucement. Je t'aime, et je sais.
— Ma dame... »
Pivotant sur elle-même, Angeline releva la tête à temps pour voir Gerta ouvrir les yeux. Un voile laiteux recouvrait ses iris, et elle eut beau cligner des paupières, il demeura en place.
Angeline lui pressa le bras un peu plus fort. « Nous sommes dans la tente des chirurgiens, Gerta. Izgard t’y a fait porter. Il a ordonné à son meilleur chirurgien de te recoudre. »
Gerta fit un petit mouvement qui pouvait être un acquiescement.
« Je suis désolée, Gerta. Vraiment. Je n’aurais pas dû dire quoi que ce soit à Izgard. Je regrette tellement. » Consciente d’élever la voix, Angeline s’obligea au calme. Elle prit sa respiration. « Les chirurgiens disent que tu as eu de la chance. Tu as un crâne de cheval, paraît-il. Aucun os n’a été brisé, tu as simplement une plaie. Ils t’ont mis douze points de suture. »
Gerta s’humecta les lèvres. Elles étaient livides et semblaient toutes desséchées. « Vous a-t-il fait du mal ? »
Angeline secoua longuement la tête. Elle s’affligeait de voir cette femme, dont elle avait toujours envié la force et la détermination, dans un tel état de faiblesse. Ce n’était pas juste. Parlant très vite pour empêcher sa voix de se briser, elle dit : « Izgard était préoccupé par la bataille, rien de plus. C’est ma faute s’il... » Elle s’interrompit brutalement en réalisant que ses paroles risquaient de paraître déloyales envers son époux. Il était parfois difficile de se rappeler ce genre de choses. « Enfin. Ce qui est bien, c’est que tu n’auras plus à retourner chez nous désormais.
— Sont-ce les ordres du roi ?
— Non. » La question rendit Angeline perplexe. « Il n’a rien dit de tel. Mais tu ne peux pas franchir les montagnes avant d’être remise. C’est impossible.
— Je vois qu’elle est réveillée. » Le chirurgien s’avança dans la tente à pas pressés, obligeant Angeline à s’écarter pour le laisser approcher du lit. Angeline ne l’aimait pas. Si elle n’avait pas été sa reine, elle était certaine qu’il ne se serait jamais rappelé son nom. Il ne manifestait aucun amour ni aucune patience envers les femmes. Le long tablier qu’il portait en permanence avait séché et le sang de Gerta ne s’y voyait plus guère. C’était sans doute la raison, supposa Angeline, pour laquelle les chirurgiens s’habillaient toujours en noir.
Saisie d’un frisson, Angeline voulut caresser Boule de Neige.
Le petit chien s’était éloigné afin de renifler la poussière, les crottes de rat et les boules de poil. Ses pattes arrière dépassaient de sous le lit voisin et sa queue se dressait à demi, signe qu’il était sur la piste d’une grosse araignée velue ou prêt à livrer bataille avec quelques fourmis. Angeline se sentit aussitôt ragaillardie par ce spectacle. Certaines choses ne changeaient pas.
En se retournant, elle vit le chirurgien empoigner Gerta par les épaules.
« Que faites-vous ? s’écria-t-elle. Vous ne pouvez pas la sortir du lit ! »
Le chirurgien lui répondit sans s’interrompre : « Il y a une carriole et une escorte de deux hommes d’armes dehors, qui attendent pour l’emmener loin du camp.
— Mais... mais... » Angeline était si abasourdie qu’elle ne trouvait plus ses mots.
« Chut, ma dame. Chut, murmura Gerta. Le roi a donné un ordre. Il ne saurait revenir dessus.
— Mais...
— La femme ne risque rien, lui assura le chirurgien, parlant comme si Gerta ne se trouvait pas sous la tente et encore moins dans ses bras. Elle est vieille, mais je lui ai administré un tonique et j’ai retiré les échardes de sa plaie. Une chance pour elle que le roi l’apprécie suffisamment pour me l’avoir adressée. »
À sa grande surprise, Angeline faillit lui lancer une réplique cinglante mais n’eut pas le courage de la formuler. « Laissez-nous un moment, je vous prie, demanda-t-elle. J’aimerais m’entretenir seule avec ma suivante. »
Le chirurgien continua à traîner Gerta hors de la tente, sans même faire semblant de l’avoir entendue.
« Je vous ai dit de nous laisser ! »
Le chirurgien se figea. Gerta prit une brève inspiration. Boule de Neige sortit de sous le lit et dressa la tête.
Angeline se couvrit la bouche, choquée. De sa vie entière elle n’avait jamais parlé aussi durement à personne. Quelle mouche l’avait donc piquée ? Sa première impulsion fut de s’excuser, de mettre sa réaction sur le compte de la fatigue et de l’irritation, mais alors qu’elle cherchait ses mots elle vit le chirurgien allonger Gerta sur le sol, très doucement.
Angeline sentit une grande chaleur l’envahir. Le triomphe lui donnait le vertige. Se redressant un peu, ramenant les épaules en arrière et relevant le menton, elle ordonna au chirurgien : « Apportez-lui un oreiller pour son cou. Donnez-moi une flasque d’infusion de lait d’amandes au miel, puis sortez.
— Oui, Votre Altesse. » La voix du chirurgien avait changé. Pour la première fois, Angeline remarqua à quel point il était petit. Étrange qu’il lui ait toujours paru si grand auparavant.
En le regardant attraper maladroitement un oreiller sur le lit voisin tout en soutenant la tête de Gerta avec l’autre main, Angeline fut tentée de l’aider. Elle fit même un pas en avant, mais Boule de Neige gronda : Pas bouger.
Elle demeura donc immobile.
Non seulement le chirurgien leur apporta la flasque d’infusion demandée, mais il leur servit deux coupes pleines à ras bord de ce liquide pâle et laiteux. Angeline, redoutant de perdre toute résolution et de commencer à s’excuser si elle ouvrait la bouche, le gratifia d’un simple hochement de tête. À l’instant où il eut quitté la tente, Boule de Neige bondit en jappant pour que sa maîtresse le prenne dans ses bras.
« Vilain Boule de Neige », s’esclaffa Angeline en se penchant pour le caresser. Comment une même nuit pouvait-elle s’avérer aussi funeste et aussi agréable à la fois ? « Vilain, vilain Boule de Neige.
— Ma dame... » La voix de Gerta était faible. Angeline s’agenouilla auprès d’elle. « Il faut obtenir du roi qu’il vous donne quelqu’un d’autre pour s’occuper de vous.
— Mais je ne veux personne d’autre que toi, Gerta. Je suis désolée de ne jamais t’avoir écoutée. D’avoir été aussi vilaine. » En disant cela, Angeline se souvint des mensonges qu’elle lui avait servis afin que sa suivante la laisse venir au camp. Une rougeur coupable se répandit sur ses joues. Sans s’en rendre compte, elle posa la main sur son ventre. « Je suis désolée pour tout. »
Gerta était très pâle. Sa peau paraissait lourde et pourtant presque translucide, comme un linge humide mis à sécher sur un fil. Le voile laiteux se déplaça sur ses pupilles quand son regard passa du visage d’Angeline à son ventre. « Il faudra prendre soin de vous après mon départ. Bien manger. Vous reposer correctement. »
Angeline fronça les sourcils. D’abord Ederius, et maintenant Gerta. Qu’avaient-ils tous à lui recommander de prendre soin d’elle ? « Je m’en sortirai, Gerta. Honnêtement. C’est ton retour par les montagnes qui me préoccupe. »
Gerta cligna lentement des yeux. Elle fit un petit geste avec le poignet. Angeline y vit une demande de contact et prit la main de sa suivante. La froideur de ses doigts lui causa un choc, mais elle fit de son mieux pour ne pas le montrer.
« Cela ira, ma dame, dit Gerta. C’est l’été, je suis née en montagne et le roi a débarrassé les cols des brigands. Vous n’avez pas à vous inquiéter. D’accord ? »
Quoique dubitative, Angeline acquiesça – pour faire plaisir à Gerta.
Une toux discrète s’éleva derrière elles. C’était le chirurgien. Il attendit d’avoir l’attention d’Angeline pour parler. « Votre Altesse, il serait préférable que votre suivante parte maintenant. L’aube va se lever dans deux heures, et une partie des troupes fait déjà mouvement vers l’est. Il faut qu’elle ait quitté le périmètre du camp avant le lever du soleil. » Il attendit un commentaire d’Angeline. N’en obtenant aucun, il ajouta : « Ce sont les ordres du roi. »
Angeline massa son poignet douloureux. Elle était lasse de faire semblant d’être forte, inquiète pour Gerta, épuisée jusqu’aux os. « Très bien. Emmenez-la. » Le chirurgien fit un pas en avant. « Mais, dit-elle en l’arrêtant d’un geste, appelez quelqu’un pour vous aider à la porter. Je ne vous laisserai pas la traîner par terre comme un vulgaire sac de blé. » Ce n’était pas grand-chose, mais elle ne pouvait rien faire de plus. Gerta avait raison : jamais Izgard ne changerait d’avis et ne lui permettrait de rester.
Les doigts de Gerta pressèrent ceux de sa maîtresse tandis que le chirurgien se glissait hors de la tente. « Soyez aussi forte que cela tous les jours, souffla-t-elle. Soyez forte pour vous et pour le bébé. »
Angeline regarda Gerta dans les yeux sans ciller. Elle ne voulut pas se risquer à dire quoi que ce soit.
Gerta rompit le silence. « Pensiez-vous que je n’avais rien remarqué, ma petite ? Une vieille servante comme moi ? »
Depuis qu’elle la connaissait, Angeline n’avait jamais entendu Gerta s’adresser à elle avec autant de douceur. Cela lui brisa le cœur. Se penchant en avant, elle posa ses lèvres sur la joue de Gerta.
Gerta lui sourit tandis qu’elle se redressait. « Dès que j’ai compris, j’ai commencé à ramener de meilleurs restes à Boule de Neige.
— Tu savais depuis le début que c’est moi qui les mangeais ? » Angeline écarta un cheveu du visage de Gerta. Elle était soulagée que sa suivante connaisse la vérité. Elle pouvait cesser de lui mentir.
« Même un chien aussi intelligent que Boule de Neige ne saurait pas manger toute la viande sur un os en laissant le gras. » Gerta tapota la main d’Angeline. « Il y avait également les nausées du matin, la rougeur dans le cou et la poitrine. Les bébés et leur mise au monde sont mon domaine. Je ne connais pas grand-chose, mais je sais reconnaître une femme enceinte. »
Angeline n’aimait pas beaucoup entendre la voix de Gerta s’affaiblir à mesure qu’elle parlait, mais, tout en sachant qu’elle ferait mieux de la laisser se reposer, elle ne put retenir une dernière question. « Pourquoi n’as-tu rien dit à Izgard ? Ton devoir n’était-il pas de me surveiller pour lui ? »
Gerta ferma les yeux. Elle dut prendre plusieurs inspirations avant de pouvoir répondre. « Je connaissais mon devoir – et personne n’aime son pays davantage que moi. Personne. Mais vous et ce bon à rien de chien avez su gagner mon cœur. Je n’avais pas l’intention de vous aimer, mais voilà. »
Boule de Neige gémit sourdement. Grattant le sol, il vint poser son menton sur la cheville de Gerta et leva les yeux vers elle. Angeline avala sa salive avec difficulté. C’était elle qui les avait entraînés tous les trois dans cette situation.
« Tenez, elle est là. Faites attention en la soulevant. » Le chirurgien venait de pénétrer sous la tente, flanqué de deux autres hommes. Après un bref regard à Angeline pour s’assurer de son accord, il entreprit d’emmener Gerta hors de la tente. Angeline et Boule de Neige suivirent le mouvement.
Il faisait nuit noire à l’extérieur. L’air sentait la fumée des feux de camp que l’on éteignait un à un. Des bruits discrets perçaient l’obscurité : tintements de métal sur métal, bruissements de cuir passé dans une boucle, hennissements nerveux, craquements dans les jambes chez ceux qui se redressaient après être demeurés accroupis plusieurs heures. Le sol vibrait sous les semelles d’Angeline. L’armée d’Izgard était en marche.
En se tournant vers l’horizon, elle vit une colonne qui passait la colline. Les harras. Malgré l’obscurité, on voyait bien qu’ils bougeaient avec une souplesse inhumaine. Plus noirs que la nuit même, ils semblaient saigner de l’ombre, comme le jus d’un rôti. Angeline les entendit s’interpeller, puis préféra croire qu’elle avait rêvé. Les hommes ne proféraient pas de tels sons. Seuls les loups le faisaient.
Elle se retourna vers le chirurgien avec un frisson. Il dirigeait l’installation de Gerta à bord de la carriole. Angeline examina les deux hommes qui raccompagneraient sa suivante de l’autre côté des montagnes. Dardant des regards à l’autre bout du camp, les mains crispées sur les rênes de leurs chevaux, ils ne tenaient pas en place. Comme le reste des soldats d’Izgard, ils brûlaient de se battre.
« Prenez grand soin de cette femme, leur dit Angeline d’un ton qui l’étonna elle-même. Vous me ferez une grande faveur en veillant à ce qu’elle parvienne à Sern saine et sauve. » D’ordinaire, Angeline baissait les yeux en s’adressant aux hommes, préférant éviter de croiser leur regard. Cette fois-ci pourtant, elle les affronta bien en face. Et ne les lâcha pas des yeux avant qu’ils ne répondent.
Tous deux tombèrent à genoux, en jurant de se conformer à ses instructions. Angeline leur tendit sa main à baiser. Aucun d’eux ne fit mine de remarquer la marque rouge qu’Izgard lui avait laissée au poignet. « Allez, dit-elle. Raccompagnez ma suivante à la maison. »
Formant sur ses lèvres les mots « Je t’aime, Gerta », Angeline regarda s’éloigner sa vieille servante. Deux hommes, une femme, trois chevaux, une carriole et un poney. Le poney avait un arc attaché à son flanc. Bien ; cela voulait dire qu’Izgard avait détaché l’un de ses précieux archers dans l’escorte de Gerta. Voyant là une marque de remords, Angeline fit passer son poignet douloureux sur ses lèvres. Son époux n’était peut-être pas si mauvais, après tout.
Lorsque le petit groupe disparut dans la nuit, Angeline se frappa la hanche pour faire accourir Boule de Neige, puis s’enfonça à travers le camp. Bien qu’il s’en faille d’une bonne heure avant le lever du soleil, elle n’eut aucun mal à trouver son chemin. Il lui restait toujours un point lumineux sur lequel se diriger : les lampes à huile qui rougeoyaient comme une fournaise à l’intérieur de la tente d’Ederius.